Cet article fait partie du projet Les Fruits de la Résilience. Si vous ne connaissez pas encore cette initiative novatrice, découvrez son ambition en suivant ce lien : Les Fruits de la Résilience.
La greffe sur fruitiers sauvages consiste à exploiter des arbres déjà présents dans le paysage, en particulier leurs systèmes racinaires, souvent implantés dans des sols peu propices à l’implantation classique des arbres fruitiers. En remplaçant l’approche traditionnelle d’achat en pépinière et de plantation dans un sol préparé, cette technique permet d’obtenir rapidement des arbres fruitiers vigoureux, productifs, et nécessitant un entretien minimal.
Mais attention : tous les arbres qui poussent spontanément sur des parcelles en friche ne sont pas valorisable en fruitiers.
Le greffeur novice se contentera souvent de greffer des espèces sauvages avec des variétés domestiques du même type. Par exemple, il greffera un poirier sauvage avec un poirier domestique, comme « Doyenné du Comice ».
Pourtant, certaines expérimentations, comme le châtaignier sur chêne ou l’olivier sur frêne, ont suscité des espoirs démesurés, mais les résultats sont rarement à la hauteur. À l’inverse, des combinaisons plus surprenantes ont montré des résultats remarquables. Ainsi, la poire greffée sur cognassier ou le néflier d’Allemagne sur aubépine s’avèrent être des alliances étonnamment fructueuses.
Cet article se propose de décortiquer les facteurs scientifiques qui sous-tendent ces compatibilités et incompatibilités, afin de mieux comprendre les clés du succès en greffe et les mystères qui l’entourent.
La piste de la phylogénie
Une hypothèse souvent avancée pour expliquer les compatibilités dans la greffe repose sur la phylogénie des plantes. En s’appuyant sur l’histoire évolutive des végétaux, il serait possible de prédire leur compatibilité. En effet, toutes les espèces vivantes, y compris les plantes, ont évolué à partir d’ancêtres communs au fil de millions d’années.
Par exemple, l’amandier et le pommier partagent un ancêtre commun avec environ 5000 autres plantes, un ancêtre qui a vécu il y a plus de 120 millions d’années, à l’époque où les dinosaures dominaient encore la Terre (1). Ce vaste groupe de plantes constitue aujourd’hui la famille des Rosacées (Rosaceae). Cependant, l’évolution les a divisées en sous-familles distinctes. Ainsi, le dernier ancêtre commun entre l’amandier et le pommier remonterait à environ 90 millions d’années, depuis lequel deux grandes lignées se sont développées : les Maleae (pommiers, poiriers, etc.) et les Amygdaleae (amandiers, pêchers, etc.).
L’idée centrale est simple : plus deux espèces sont proches sur l’arbre phylogénique, et donc plus leur séparation évolutive est récente, plus elles ont de chances d’être compatibles pour la greffe.
Les Maleae : des fruits à pépins
En observant l’arbre phylogénique des Maleae, on trouve nos fruits à pépins comme les pommiers, poiriers, cognassiers, nashis, néfliers d’Allemagne, aubépines, amélanchiers et sorbiers. Une étude (2) montre que les pommiers (Malus) occupent une branche bien distincte sur cet arbre, ce qui concorde avec l’observation empirique : les pommiers se greffent mal, voire pas du tout, sur des espèces comme les poiriers, les aubépines ou les sorbiers.
En revanche, les poiriers sont plus proches des sorbiers, ce qui explique les greffes réussies entre ces espèces. Le même raisonnement s’applique aux néfliers d’Allemagne sur aubépine ou aux amélanchiers greffés sur aubépine, des combinaisons qui fonctionnent bien car ces espèces sont des « cousins » génétiquement proches. Cependant, le cas du cognassier est intriguant : bien qu’il soit aussi éloigné de la pomme que de la poire, il accepte cette dernière comme porte-greffe.
Le genre Prunus : pruniers, cerisiers, amandiers…
Dans le genre Prunus, qui regroupe pruneliers, pruniers communs, pruniers myrobolans, cerisiers, pêchers, amandiers et abricotiers, l’arbre phylogénique révèle des compatibilités cohérentes (3). Les pruneliers, proches des pruniers communs et myrobolans, explique le bon taux de réussite des différentes prunes sur ces différents porte-greffes. L’abricotier, un peu plus éloigné, se greffe avec plus de difficulté sur le prunelier ou les pruniers communs ou myrobolans. Les pêchers et les amandiers, encore plus distants, sont souvent incompatibles alors qu’ils se greffent très bien entre eux, et les cerisiers, situés à l’extrémité de cet arbre, sont généralement greffés sur des porte-greffes spécifiques comme le cerisier de Sainte-Lucie (Prunus mahaleb), proche phylogénétiquement.
Un exemple intéressant est le laurier-cerise (Prunus laurocerasus), une espèce relativement proche des cerisiers. Bien que cette greffe soit inhabituelle, certains essais rapportés (4) indiquent des succès ponctuels, confirmant que la proximité phylogénétique peut être un indicateur, mais pas une garantie.
Les limites de la phylogénie comme prédiction
Pour tester cette approche, une équipe de chercheurs a mené une étude sur des légumineuses (Fabaceae) comme les pois, lentilles et lupins (5). Leur hypothèse était que plus deux espèces sont proches, plus le taux de réussite de la greffe serait élevé.
Contre toute attente, des greffes réussies ont été observées entre des plantes relativement éloignées, comme un lupin greffé sur un pois.
Ainsi, si la proximité phylogénique est effectivement un bon indicateur pour prédire les compatibilités (4), elle n’est pas suffisante. Plusieurs études (6, 7, 8) montrent elles aussi que, dans certains cas, des espèces éloignées génétiquement peuvent s’avérer plus compatibles que des espèces proches.
Des considérations anatomiques
La capacité de « réparation » : un facteur clé pour la réussite des greffes
Pour qu’une greffe fonctionne, il ne suffit pas que le porte-greffe et le greffon soient compatibles : leurs mécanismes de “réparation” des blessures doivent également se déclencher de manière coordonnée, permettant ainsi de créer une continuité physiologique entre les deux parties. Cependant, toutes les plantes ne possèdent pas les mêmes capacités de gestion des blessures.
Lorsqu’une plante subit une blessure, plusieurs stratégies de réponse peuvent être observées. Certaines espèces peuvent abandonner complètement une branche endommagée en la “sacrifiant”, pour protéger le reste de l’organisme. D’autres mettent en place des barrières chimiques, comme des dépôts de tanins, pour isoler la blessure et limiter la propagation de pathogènes. Mais le mécanisme le plus intéressant pour la greffe est celui du recouvrement des blessures, où la plante développe de nouveaux tissus pour refermer la plaie. Ce processus de recouvrement (qui diffère de la “cicatrisation” telle qu’on la connaît chez les animaux) est essentiel : c’est en reconnectant les tissus entre le porte-greffe et le greffon que la greffe peut réussir.
La tendance d’une plante à privilégier un mécanisme de réparation plutôt qu’un autre dépend de son espèce. Par exemple, la vigne a tendance à abandonner rapidement une branche endommagée, ce qui complique son potentiel de recouvrement. À l’inverse, l’aubépine montre une remarquable capacité à former des bourrelets de recouvrement, rendant ses blessures plus aptes à se refermer.
Cette capacité de recouvrement est un critère important pour prédire le succès d’une greffe. Ainsi, sur une aubépine, la probabilité d’une greffe réussie est élevée, en partie grâce à sa réponse favorable aux blessures. Reste toutefois à vérifier si le porte-greffe et le greffon sont compatibles sur le long terme, un facteur tout aussi crucial.
Les mécanismes biochimiques en jeu dans la greffe
Le processus de greffe peut être divisé en quatre grandes phases, chacune nécessitant une réponse biologique et biochimique spécifique du greffon et du porte-greffe :
- L’incision : il s’agit de la blessure initiale, où les tissus sont mis en contact. À ce stade, les considérations sont principalement biomécaniques, comme discuté précédemment.
- L’adhésion : cette phase correspond à la nécrose des tissus au niveau de la blessure et à la production de pectines. Ces pectines jouent un rôle essentiel dans l’adhésion initiale entre les tissus du greffon et du porte-greffe. Une étude réalisée sur des greffes de Solanacées (famille de la tomate) a montré que la production de pectine est indispensable pour assurer une première cohésion entre les deux parties (9).
- La production de cals : à ce stade, les cellules indifférenciées (appelées “cal”) se forment à partir des tissus du greffon et du porte-greffe. Ces cellules doivent se rencontrer et commencer à s’unir pour établir un tissu commun. Les mécanismes impliquant des échanges de biomolécules sont encore débattus. Cependant, il a été observé que les cellules proches de la zone de greffe produisent des protéines spécifiques qui jouent un rôle dans cette phase (6,9). Une étude sur des poiriers et des cognassiers a révélé que la température peut influencer le succès de cette étape : des greffes réalisées à froid étaient acceptées, tandis que celles faites en conditions chaudes étaient rejetées. Cela suggère que des toxines produites à haute température (équivalentes à des températures estivales) pourraient empêcher la réussite de la greffe (10).
- Différenciation et continuité vasculaire : à ce stade, les cellules du cal se différencient pour reconstruire une continuité vasculaire entre le greffon et le porte-greffe. Cela permet aux molécules (eau, nutriments, signaux chimiques) de circuler normalement entre les deux parties. Cependant, dans certains cas, des composés comme les phénols ne circulent pas correctement et s’accumulent dans les tissus du greffon, ce qui peut entraîner la mort de la greffe après plusieurs années (11). D’autres mécanismes biochimiques, encore mal compris, jouent également un rôle crucial dans l’efficacité de la continuité vasculaire.
Chaque étape du processus repose sur des réponses précises, et le succès ou l’échec d’une greffe dépend de l’aptitude des deux plantes à activer ces mécanismes. Une meilleure compréhension des interactions biologiques et biochimiques pourrait à terme améliorer la prévisibilité et le taux de réussite des greffes.
Conclusion
La greffe repose sur des mécanismes biologiques et biochimiques complexes, articulés en quatre phases : incision, adhésion, production de cals et différenciation vasculaire. Si la compatibilité génétique est essentielle, le succès d’une greffe dépend aussi de la capacité des deux plantes à activer ces processus, influencés par des facteurs comme la température ou la production de composés spécifiques.
Mieux comprendre ces interactions pourrait améliorer le taux de réussite des greffes, permettre de nouvelles associations d’espèces et répondre à certains enjeux actuels de l’arboriculture. La greffe demeure ainsi un mélange fascinant de savoir-faire pratique et d’innovation scientifique.
Bibliographie
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